UNE NOTE DE POLITIQUES PUBLIQUES PAR
AMINATA KONE
EN BREF.
POURQUOI EN PARLER ?
Les enjeux de protection de la biodiversité vont bien au-delà d’une simple question de faune et de flore. La protection de la biodiversité est une question humaine, et locale. Cette réalité est trop rarement intégrée dans les pratiques de conservation de la nature, souvent fondées sur une fausse dichotomie entre l’humain et son écosystème naturel. Si nous ne concevons pas les efforts de conservation de manière à ce que l’homme et la nature puissent en bénéficier tous les deux, nous n’arriverons pas à mettre en œuvre des solutions réellement durables. Il est temps de penser un modèle de gouvernance participative, en intégrant les populations locales comme actrices et non plus comme sujets passifs. Avec JMA, nous avons réfléchi à des stratégies concrètes à mettre en œuvre.
Les clés de ce défi résident dans :
L’humanisation du discours écologiste sur la protection de la biodiversité ;
L’implantation d’un cadre d’évaluation des projets beaucoup plus qualitatif et décentralisé ;
Le rapprochement des stratégies de conservation de la nature d’une part et de développement durable d’autre part.
Ces trois leviers constituent la base d’un meilleur équilibre dans la durée entre la conservation de la biodiversité et le bien-être humain, mais pourront également permettre d’attirer de nouveaux financements, dont ces projets ont grandement besoin en Afrique.
Il est temps de repenser la conservation
Parmi les sujets abordés lors du dernier One Planet Summit, qui s’est tenu le 11 janvier 2021 à Paris, figurait le lien entre la déforestation , les espèces sauvages et la santé humain e . Il est indéniable, et positif, que la pandémie de la Covid-19 ait mis en exergue les risques sanitaires liés à nos interactions avec d’autres espèces. Nous devons néanmoins aller plus loin encore dans notre conscience des sorts interconnectés des écosystèmes naturels et humains.
Bien-au-delà de enjeux cruciaux de santé publique, l’état des écosystèmes naturels et nos pratiques vis-à-vis de ceux-ci sont étroitement liés à des questions humanitaires et socio-économiques. Il n’est pas exagéré de lier biodiversité et survie humaine. Les écosystèmes offrent des services à tous, de la fourniture d’aliments et d’eau propre à la formation des sols et la régulation du climat. Les services écosystémiques rendent la vie humaine possible, et la biodiversité est essentielle à leur bon fonctionnement. Selon une étude phare publiée d’abord en 1997, puis réévaluée en 2014, la valeur économique des services écosystémiques pour le bien-être humain serait équivalente à plus de deux fois le PIB mondial. Pour s’assurer de la fourniture continue de ces services, il faut protéger et gérer les écosystèmes de manière adaptée. Par ailleurs, le contexte actuel d’accélération rapide du changement climatique met davantage en lumière la dépendance des humains à la nature, tout en fragilisant cette dernière. Ceci est d’autant plus vrai sur le continent africain, l’une des régions à la fois les plus riches en biodiversité et les plus fragiles face au changement climatique. Pourtant, la dimension humaine se démarque souvent en pratique par son absence de discours sur la protection de la biodiversité. Pire encore, il existe de nombreux exemples où la distinction artificielle entre "nature" et "humain" dans des efforts de conservation a exacerbé des problèmes socio-économiques préexistants.
La science écologique ne manque pas de voix appelant à un changement de paradigme. Ces voix demeurent néanmoins minoritaires et ne sont que rarement traduites sur le terrain—du moins pas de telle sorte à ce que l’on puisse constater une amélioration suffisante des résultats atteints dans la durée. Il est temps de changer la façon dont nous parlons de la conservation : d’une démarche d'altruisme envers la flore et la faune à une question de survie humaine intrinsèquement liée à la protection de la nature. C’est ainsi que l’on pourra espérer développer des modes de gestion et de gouvernance plus adaptés et attirer des niveaux de financement plus élevés, ce qui est nécessaire aujourd’hui plus que jamais.
Conservation de la nature et survie humaine : deux faces d’une même pièce
La biodiversité est définie par la Convention sur la diversité biologique de 1992 comme “la variabilité des organismes vivants de toute origine” ; la conservation, quant à elle, se soucie des “éléments constitutifs de la diversité biologique” et du maintien de “populations viables d’espèces dans leur milieu naturel”. Pris au pied de la lettre, il n’y a pas de raison de supposer que ces termes ne concernent pas directement l’espèce humaine. Or dans notre imaginaire collectif, la biodiversité est fermement associée au monde des plantes et des animaux autres que l’homme. La Convention elle-même fait référence à l’humanité comme étant un facteur externe aux questions de conservation, et ce seulement cinq fois sur 32 pages.
Il est néanmoins impossible de séparer les sphères naturelles et humaines, surtout dans des zones rurales et isolées, où l’on trouve aujourd’hui encore 59 % de la population africaine. Les populations qui vivent autour d’aires protégées sont généralement plus pauvres que la moyenne nationale. En effet, l’abondance de la biodiversité est le fruit, entre autres, du faible potentiel économique de zones isolées ; la terre y est souvent relativement compliquée à cultiver, par exemple en raison d’une mauvaise qualité du sol ou de pentes raides. L’agriculture étant néanmoins la source principale de revenus et de subsistance pour la grande majorité des peuples ruraux africains, il est primordial de conserver les sols pouvant être cultivés. Or, dans la pratique, l’agriculture constitue la source principale de la perte de bio diversité terrestre en Afrique. Dans une édition spéciale de la revue Food Policy, consacrée aux pressions foncières en Afrique(2014), de nombreuses études attestent de pratiques non durables de l’utilisation du sol dans certaines régions riches en biodiversité, en particulier dans des zones agricoles à forte densité. Les pertes de terres arables résultant de pratiques non durables font de la biodiversité non touchée un filet de sécurité, une nouvelle source de subsistance nécessaire et justifiée. Au fur et à mesure que ce cycle se répète, les ressources environnementales locales sont épuisées, entraînant des conséquences importantes pour les populations locales, qu’elles soient relatives à l’accès à la nourriture, aux sources de revenus, à la migration non voulue ou, le plus souvent, une combinaison des trois. Nul n’est gagnant.
Le changement climatique vient exacerber les choses en augmentant, de par la volatilité élevée de pluies et d'événements météorologiques extrêmes, l'imprévisibilité pour les agriculteurs et ainsi la difficulté de survivre de la terre, tout en fragilisant les filets de sécurité écologiques.
Des exemples similaires peuvent être tirés du secteur de l'énergie (notamment dans la forme d'une dépendance de 2,6 millions d'africains à la biomasse), des zones côtières (qui représentent jusqu'à 35 % du PIB dans certaines régions), des activités industrielles (y compris par un nombre toujours grandissant d'entreprises étrangères) ou alors de l'urbanisation galopante. Il y a une forte dépendance à la biodiversité dans les milieux urbains également, par exemple pour les matériaux de construction, les combustibles de cuisson, les îlots de chaleur, les protéines animales ou alors les médicaments. La conclusion est la même : le développement et le bien-être humains dépendent fréquemment du maintien de la biodiversité.
Quel est l’état de la biodiversité en Afrique ?
L’Afrique abrite une biodiversité remarquable. Le continent étant riche en forêts tropicales, savanes, prairies de montagne, déserts, mangroves et zones humides, il est estimé que l’on peut y retrouver environ un cinquième de toutes les espèces connues de mammifères, d’oiseaux et de plantes. L’abondance des espèces est cependant en déclin et les menaces qui pèsent sur elles sont de plus en plus nombreuses. D’ici à 2100, le changement climatique pourrait à lui seul causer la perte de plus de la moitié des espèces d’oiseaux et de mammifères africains, ainsi qu’une perte importante d’espèces végétales. Dans l’immédiat, des phénomènes tels que l’expansion agricole, la collecte de biocarburants et la surexploitation des écosystèmes présentent des risques constants. Selon une étude des Nations unies sur les progrès dans la réalisation des objectifs en matière de biodiversité en Afrique (2016), 45 % des poissons et 58 % des espèces de plantes seraient récoltés en excès dans les écosystèmes d’eau douce, et plus de trois millions d’hectares d'habitat naturel terrestre seraient convertis pour d'autres usages chaque année.
Le continent africain compte huit zones critiques de biodiversité, de la région floristique du Cap aux îles de Madagascar et de l’océan Indien en passant par la Corne de l’Afrique et les forêts guinéennes de l’Afrique de l’Ouest. Ces zones—ou "points chauds"—possèdent une richesse d'organismes vivants que l’on ne retrouve nulle part ailleurs et qui sont particulièrement menacés. Toutes ces régions sont intégrées dans des aires protégées dans une certaine mesure, variant de 2,5 à 17,5 % de surface selon la zone critique en question.
Un modèle colonial de la conservation domine, et ne produit pas les résultats recherchés
Pour faire court : la grande majorité des aires protégées en Afrique sont gérées par des gouvernements ou agences nationales avec plus ou moins de ressources à y consacrer ; les approches à la conservation sont souvent basées sur la séparation des populations locales de leur environnement ; et l'évaluation des résultats repose quasi-exclusivement sur des indicateurs quantitatifs et biologiques.
La prépondérance de zones protégées par l’État trouve ses origines dans l’histoire coloniale de l’Afrique. Les premières aires protégées ont été établies dans les années 1920, quand le pouvoir était fermement centralisé. Le Parc national des Virunga dans la République démocratique du Congo (1925) et le Parc Kruger en Afrique du Sud (1926) en constituent des exemples. On se préoccupait pourtant moins du maintien des écosystèmes pour la valeur qu'ils ont pour les populations locales que de la réservation de terrains pour les chasseurs et touristes européens. C’est ainsi que l’on voit en Afrique l’émergence d’un modèle de protection de la nature basé sur le déplacement (forcé) de populations locales, leur interdisant d’utiliser les ressources naturelles dont elles vivaient depuis des générations. Les États africains nouvellement indépendants à partir des années 1950 ont hérité de cette forme descendante de gouvernance d’aires protégées, et le contrôle de ressources naturelles est souvent resté dans leurs mains. Ce statu quo peut servir les intérêts de l’État, qui garde également le contrôle sur les sources de revenus associées à de nombreuses aires protégées : l'industrie mondiale des safaris, par exemple, est évaluée à plus de $12,5Md.
Cette approche a été à la source d’un certain nombre de disputes voire de conflits armés, durant et après la colonisation. Lors de l’établissement du Parc national du Serengeti en Tanzanie par le Royaume-Uni dans les années 1940, les Maasai ont tenté de protéger leurs droits à la terre en recourant à la violence et au sabotage, alors que les Ikoma enfreignaient ouvertement les lois coloniales leur interdisant d’y chasser. Les refus d’accès aux terres ancestrales à des fins de conservation et les litiges qui en découlent continuent dans le XXIe siècle et sont bien documentés, notamment en Afrique du Sud. Il est estimé qu’il y a jusqu’à 14 millions de "réfugiés de la conservation" en Afrique, dont la majorité est plus pauvre aujourd'hui qu’avant leur déplacement (il convient d’ajouter que les définitions et estimations varient considérablement, même si l'on ne trouve dans la littérature aucun chiffre "bas").
FORTS DE CES CONSTATS, NOUS POUVONS IDENTIFIER PLUSIEURS PROBLÈMES INHÉRENTS AU MODÈLE HISTORIQUE DE CONSERVATION DE LA NATURE :
Les problèmes éthiques réels et potentiels sont abondamment clairs. L’histoire montre que la séparation des populations locales des zones de biodiversité méritant d’être protégées risque d’augmenter la pauvreté et d’entraîner le déplacement et des conflits. Tout en visant la durabilité d’écosystèmes importants, le modèle nuit au développement durable humain.
Il y a, par conséquent, un manque d’acceptation sociale. On renforce l’image créée lors de la colonisation : l’abondance naturelle africaine est réservée aux activités payantes d’étrangers et/ou à la protection de flore et de faune sans tenir compte des besoins de subsistance de ceux qui croyaient y avoir un droit naturel.
Ceci est d’autant moins judicieux que l’on pourrait tirer des leçons de la gestion des terres et des eaux des habitants, qui connaissent bien les écosystèmes locaux : il n’y a pas que des pratiques non durables.
Le financement mondial des efforts de conservation est de l'ordre de $52 Md par an, loin des besoins estimés à $300-400 Md. À titre de comparaison : le marché mondial de paris en ligne est estimé à $59.
S'agissant de l'approche prédominante à la conservation en Afrique comme ailleurs, nous pouvons conclure qu'elle n'a pas tendance à atteindre les résultats désirés si l'on aborde le sujet comme étant à la fois concerné par la protection de la biodiversité et des êtres humains.
LA RÉPONSE RÉSIDE DANS LA COLLABORATION ACTIVE AVEC DES POPULATIONS LOCALES
Se pose alors la question d’approches alternatives expérimentées et envisageables. On peut penser, dans ce cadre, au développement durable, un domaine d’action qui compte l’environnement parmi ses piliers. Les objectifs de développement durable numéros 14 et 15 des Nations unies portent sur la biodiversité marine et terrestre respectivement. En liant ce fait à la raison d’être du développement durable—“s’efforcer de répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité de satisfaire ceux des générations futures”—on devrait arriver à un paradigme proche de ce qui est prôné dans ce document.
Dans la pratique, on constate des lacunes quand il s’agit de concilier biodiversité et développement humain dans les projets de développement durable :
Premièrement, la paix et la prospérité restent principalement recherchées par des moyens matériels relevant de l’industrie humaine et reposant sur l’extraction de ressources naturelles si besoin. La dimension environnementale prend souvent la forme d’une politique de "do no harm", c’est-à-dire un effort de ne pas nuire aux écosystèmes, sans forcément viser à en faire une partie intégrante des projets. Depuis les années 2000, de plus en plus de solutions dites "fondées sur la nature" voient le jour. Il s’agit d’interventions qui s’appuient sur les écosystèmes naturels pour faire face à des défis de société, comme l’accès à l’eau et à l’alimentation, la santé ou encore le changement climatique. En répondant à un défi autre que la conservation de la biodiversité tout en se laissant guider par les bénéfices et besoins de celle-ci, les solutions fondées sur la nature vont certainement dans le bon sens. Cependant, le déploiement à grande échelle de cette approche se fait attendre, car elle requiert une adaptation importante du cadre habituel des projets de développement durable, de leur conception à leur évaluation. Une telle évolution prend du temps, surtout si elle n’est pas poursuivie activement et conjointement par les sponsors, les décideurs et les porteurs de projets. Ceci est confirmé par l’Agence française de développement (AFD) qui, dans son rapport d’évaluations 2017-18, indique que la biodiversité reste intégrée à moindre mesure dans le développement durable que d’autres axes transversaux tels que le climat ou le genre. Elle admet par ailleurs que les efforts de conciliation du développement et de la biodiversité se limitent toujours aux "méthodes de réduction des impacts négatifs" et ne traitent presque pas de la "maximisation des co-bénéfices potentiels".
Deuxièmement, alors que l'approche est loin d’être descendante dans une grande partie des projets, les bénéficiaires demeurent plutôt des récepteurs passifs d’aides extérieures, ce qui pose un obstacle au succès sur le long terme.
On peut répondre à ces problématiques en repensant l’approche à la protection de la biodiversité. Pour ce faire, les intervenants externes et les populations locales doivent davantage travailler de concert, en tirant profit des atouts de chaque partie. Aujourd’hui, seuls 0,8 % des aires protégées africaines sont gouvernées de façon dite collaborative. Cette forme de gouvernance consiste à impliquer à pied d’égalité toutes les parties prenantes dès la phase de conception d’une initiative. Son principe directeur : le partage de l’autorité, de la responsabilité et des bénéfices entre les populations locales et les intervenants—que ce soit l’État, une organisation non gouvernementale (ONG) ou autre—dans la gestion durable des ressources naturelles. Une telle approche est fondée sur un échange continu d’expériences et de connaissances entre acteurs externes et habitants, dans l’optique de mettre en œuvre des actions issues d’un consensus et adaptées aux besoins locaux en services écosystémiques. Il devient ainsi impossible de perdre de vue la place qu’occupe un écosystème naturel dans une communauté donnée ou, à l’inverse, de prioriser l’aspect écologique au détriment des axes socio-économiques et culturels.
L'ÉTUDE DE CAS : MADAGASCAR
Le Madagascar des années 2000 sert d'illustration de l'approche collaborative. Les taux de pauvreté y sont élevés, surtout en zone rurale, et plus de 70 % de la population dépend directement des ressources en terre et en eau pour la subsistance. En même temps, environ 90 % des espèces qui vivent à Madagascar ne se trouvent nulle part ailleurs sur Terre. C'est dans ce contexte qu'a eu lieu une expansion impressionnante des surfaces maritimes et terrestres protégées : entre 2003 et 2016, elles ont été multipliées par quatre. L'État, qui a été à l'origine de cet objectif ambitieux mais reconnaissait qu'il lui manquait de ressources pour l'atteindre, a "sous-traité" l'établissement et la gestion des aires protégées à des ONG internationales et locales. Les nouvelles zones, ainsi que de nombreuses zones existantes qui étaient auparavant à administration centralisée, ont été construites sur la base de trois principes directeurs :
Une gouvernance partagée entre les ONG et les communautés indigènes ;
Une emphase sur la garantie de moyens d'existence et de coexistence ;
Un mode de gestion construit autour de l'extraction de ressources naturelles par les populations locales, en faisant monter en connaissance toutes les parties prenantes sur les pratiques durables.
Ceci constitue un exemple par excellence d'une tentative de rompre le cycle vicieux de dépendance et d'épuisement décrit plus haut : le gros du travail à Madagascar a été consacré non à l'étude de la flore et la faune mais à l'adaptation de pratiques agricoles, justement pour éviter que les populations aient besoin de s'étendre à des espaces de biodiversité jusqu'alors intacts.
La question éternel le du financement se pose
L’AFD confirme que s’agissant de la conservation de la biodiversité, “les projets orientés sur des objectifs de développement socioéconomique atteignent généralement de meilleurs résultats” et que les modèles “de cogestion ou de gouvernance partagée” conduisent à une meilleure acceptabilité sociale. Toutefois, seul 1 des 19 projets d’appui aux aires protégées financés par l’AFD depuis le début des années 2000 et évalués dans le rapport 2017-18 fait mention explicite de la cogestion.
La précarité de ressources financières étant un défi structurel à la conservation tout court, elle représente un frein important à la généralisation de l’approche collaborative. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) estime qu’il faut d’abord 15 à 20 ans d’appuis ou soutien avant de pouvoir mesurer les résultats en termes de biodiversité, relations entre parties prenantes et pratiques institutionnelles ; en d’autres mots, avant de pouvoir tirer de vraies conclusions sur la justesse et la durabilité du modèle mis en exécution. Dans l’idéal, on adapterait les modes de gestion et de gouvernance tout au long de cette période, en fonction de résultats intermédiaires et d’échanges continus. Il est pourtant difficilement envisageable de consacrer beaucoup de ressources à l’évaluation constante et adaptative quand le montant à disposition, communément pour une durée de 3 à 5 ans, est déjà en deçà de ce qui est nécessaire pour les travaux sur le terrain.
Là aussi, Madagascar fait bon exemple : l'histoire n'était pas finie. Quand, lors d'une crise politique en 2009, les sponsors étrangers ont retiré leur argent, de nombreuses ONG ont dû abandonner leurs projets. Une partie des zones établies dans les années 2000 constituent aujourd'hui des "parcs papier". Selon des études menées depuis, les pratiques locales sont pour la plupart redevenues ce qu'elles étaient, car en l'absence de ressources financières et humaines, il est vite devenu impossible de maintenir les aires et les pratiques telles que prévues.
On dépend souvent du tourisme pour soutenir la conservation : safaris, écotourisme, etc. La crise de la Covid-19 a cependant démontré la fragilité de ce modèle de financement. Les arrivées de touristes internationaux en Afrique ont diminué de 35 % entre janvier et avril 2020 en raison de la pandémie. Il y a lieu de s’inquiéter pour le tourisme post-Covid également, comme le font certains écologues face aux impacts grandissants du changement climatique, tels que le risque de voir de plus en plus de chocs externes paralysant le tourisme ou alors la réduction structurelle du tourisme dans un éventuel monde 'post-aviation'.
Le besoin est évident : il faut attirer plus de fonds externes dédiés, avec des engagements dans la durée pour chaque projet de conservation. Pour ce faire, il faut (1) convaincre de la valeur ajoutée de la protection de la biodiversité et (2) rassurer à propos de la viabilité de l'approche choisie.
Le premier levier passe par un changement de discours. Les perceptions comptent ; il est donc essentiel de refléter fidèlement les enjeux à la fois écologiques et humains qui justifient les montants demandés. Quand on parle de déforestation, par exemple, on ne se soucie pas simplement de la conservation de la diversité d'espèces d'arbres et d'animaux qui en dépendent. On se soucie également, et dans une grande mesure, de la subsistance des populations locales et du ralentissement du changement climatique qui nous menace tous. Ce deuxième volet ne peut pas être absent de nos efforts de sensibilisation. L'expérience a montré qu'une représentation de la conservation comme étant consacrée avant tout à la flore et la faune et distincte du développement du rable humain ne sert pas les bons intérêts. En fait, elle ne fait qu'éloigner des sommes importantes vers des domaines d'intervention qui ont tendance à faire l'inverse en mettant l'humain au centre de leurs aspirations sans une considération suffisante pour son écosystème. Si l'argent n'est pas dépensé, soit il ne l'est pas de manière optimale.
Pour le second levier, les résultats de l'approche collaborative devraient parler d'eux-mêmes - si l'on arrive à bien les mesurer. Les évaluations de projets de conservation se font quasiment systématiquement en termes quantitatifs et biologiques. Nous avons vu que les chiffres ne racontent qu'une partie de l'histoire : on a le "combien" mais il nous manque le "pourquoi", le "comment" et parfois même le vrai "quoi". Il est alors nécessaire de revoir les méthodes d'évaluation en y intégrant notamment des indicateurs qualitatifs, suivis dès le premier jour d'un projet et non qu'à son achèvement. Ces indicateurs doivent permettre d'analyser, tout au long d'un projet, le rôle de l'écosystème et sa biodiversité dans le bien-être des populations qui y vivent.
A titre d'exemples, on pourrait penser à suivre :
Les espèces, menacées ou non, qui se distinguent par les services écosystémiques qu'elles fournissent et la place qu'elles occupent dans l'économie locale, pour aller au-delà du suivi de la rareté des espèces menacées ;
Le ressenti des populations locales quant à la fiabilité de la fourniture des services écosystémiques indispensables ;
Les priorités identifiées par les conservationnistes sur le terrain et les populations locales respectivement, tout en échangeant sur les sources de divergences éventuelles ;
La nature de l'engagement des acteurs locaux dans la gouvernance des projets, dans le but d'identifier les facteurs poussant à une hausse ou baisse de l'engagement ;
Le (non) respect des droits d'utilisation des terres, que ce soit pour l'exploitation des ressources ou pour des raisons socio-culturelles, spirituelles et autres ;
Les évolutions dans le temps des interactions observées entre la société et la nature ;
Les défis pratiques à la bonne gestion des aires protégées tels que remontés par les gestionnaires sur place, en complément du suivi habituel du succès en termes de nombre d'organismes vivants.
Sans une telle évolution, il ne sera ni évident de bien adapter la gouvernance de chaque projet à son contexte local, ni possible de présenter des résultats rassurants de l'approche collaborative à des sponsors potentiels, ni de faire des projections fiables sur l'autosuffisance écologique et/ou humaine afin de déterminer la durée de financement nécessaire. C'est en changeant de discours et de méthodes d'évaluation que l'on peut espérer combler l'écart structurel entre les ressources nécessaires et les ressources disponibles pour la conservation. Ceci s'applique au domaine du développement durable également, où l'adoption de modèles similaires faciliterait l'identification et la mise en œuvre de davantage de solutions fondées sur la nature.
LES RECOS JMA.
Pour changer de paradigme*
1. ACCROÎTRE LA PRISE DE CONSCIENCE DES ENJEUX EN HUMANISANT LE DISCOURS ÉCOLOGISTE.
La diversité biologique nous inclut. Aussi cliché que cela puisse paraître, l'homme dépend de la nature et la protection de la biodiversité prend ainsi les proportions d'un enjeu humanitaire. Ceci est d'autant plus vrai dans des contextes de pauvreté et de vulnérabilité au changement climatique. Il faut davantage sensibiliser les parties prenantes à ce fait, afin notamment de réduire la scission artificielle entre les flux de financement destinés à la conservation de la nature et au développement durable respectivement.
La première étape consiste en une humanisation de la présentation des enjeux. Le One Planet Summit, par exemple, note que les solutions environnementales vont de pair avec "la création d'opportunités économiques" - une vérité qui, dans sa formulation actuelle, ne reflète ni l'ampleur de la dépendance de l'humain à la nature ni l'urgence humanitaire à laquelle le domaine de la conservation est confronté. On ne peut pas se limiter à un discours qui note ce que l'on peut gagner en protégeant la biodiversité ; il faut avant tout souligner ce que l'on risque de perdre en sécurité et bien-être humains si on ne la conserve pas.
La Fondation Good Planet sert de bon contre-exemple. Sur son site, elle décrit le lien entre le changement climatique, la biodiversité et l'agriculture, pour arriver à la conclusion franche et claire que "la déforestation représente une menace directe" pour des millions d'humains. Ce langage permet de mieux cerner que, s'agissant de la conservation, on parle de deux faces d'une même pièce : la biodiversité et la survie humaine.
2. DANS LE DOMAINE DE CONSERVATION DE LA NATURE, ALIGNER LES MÉTHODES D’ÉVALUATION DE PROJETS AVEC UNE APPROCHE VÉRITABLEMENT COLLABORATIVE.
Le modèle historique de séparation de l'homme de la nature pour préserver plutôt que conserver la biodiversité n'a pas fait ses preuves dans la pratique. Pire, il aboutit souvent au renforcement de problèmes socio-économiques préexistants des populations qui dépendent de l'aire protégée, sans offrir de promesse de la protection réelle de cette dernière. Une approche collaborative, consistant en une cogestion entre acteurs externes et populations locales dans le but de concilier durabilité naturelle et humaine sur la base du consensus, mène à de meilleurs résultats et doit être privilégiée.
Le recours à des indicateurs qualitatifs est primordial pour comprendre les résultats réels de projets collaboratifs. Nous pouvons en citer plusieurs à titre d'illustration : l'analyse et le suivi de la structure socio-économique locale, du niveau de contentement local de la fourniture des services écosystémiques essentiels, de la forme de l'implication des populations locales dans la gouvernance des projets, de l'alignement dans le temps entre les priorités biologiques et de développement humain, ou encore des interactions observées entre la société et la nature.
Contrairement à ce qui est communément pratiqué aujourd’hui par des organisations allant de l’AFD à l’OCDE, il est crucial que les évaluations qualitatives soient :
Tant ex-ante qu'ex-post. Il est rare de trouver une vraie évaluation ex-ante d'un projet de conservation de la nature (ou par ailleurs de développement durable). L'évaluation ex-ante sert plutôt d'appréciation de "l'intérêt d'une intervention", comme le dit par exemple l'AFD. Or on devrait aller beaucoup plus loin dans la phase amont, en appliquant à minima le même cadre d'analyse qualitative que celui destiné à être utilisé pendant et après le projet. En jaugeant le point de départ, l'avancement et le point de sortie du projet d'un même œil, on saura saisir plus finement les évolutions dans le temps, les facteurs de succès et les axes d'amélioration. Il va de soi qu'une analyse ex-ante des indicateurs qualitatifs est également un prérequis pour la conception d'un projet bien adapté à son contexte.
Décentralisées. Les décideurs qui mettent en œuvre les stratégies de développement et de financement, comme en France le Ministère de l'Europe et des affaires étrangères, l'AFD et la direction générale du Trésor, aiment élaborer ensemble le cadre d'évaluation des projets menés sous leur égide. Cela peut se comprendre, mais ne suffit pas. Si l'on se dirige vers une gouvernance locale des projets, axée sur une appropriation des enjeux très spécifiques à chaque contexte, il convient de décentraliser une partie de l'évaluation des projets. Par exemple, en prenant en compte des indicateurs et résultats pertinents remontés par les acteurs sur le terrain, même si ceux-ci diffèrent du cadre habituel d'évaluation.
Les évaluations qualitatives menées dès la phase amont et de manière décentralisée pourraient en outre servir à rassurer les parties prenantes quant aux mérites de l'approche collaborative et ainsi à obtenir des sommes de financement plus importantes. Nous encourageons les financeurs de projets à expérimenter un financement en deux temps, en s'appuyant sur le modèle d'évaluation proposé ci-haut. Une somme initiale permettrait à un conservationniste et un "conversationniste" d'aller sur le terrain pour s'approprier l'état des lieux écologique, mais aussi les contextes socio-économiques et culturels ainsi que les besoins, contraintes et connaissances des populations locales. Forts des constats à la fois quantitatifs et qualitatifs, et en collaboration avec les parties prenantes locales, une proposition de projet la plus adaptée et viable possible peut être présentée pour déclencher un financement plus conséquent avec un engagement sur 15 à 20 ans.
3. DANS LE DÉVELOPPEMENT DURABLE, DONNER LA PRIORITÉ À DES SOLUTIONS RÉGIONALISÉES ET FONDÉES SUR LA NATURE.
Certes, l'environnement constitue l'un des principaux axes du développement durable. Or, la biodiversité demeure marginale dans la pratique. Elle est souvent traitée comme une considération après coup : on élabore des stratégies de croissance matérielle en s'assurant à la fin qu'elles ne nuisent pas trop aux écosystèmes naturels. On pourrait pourtant accroître la durabilité des projets en traitant les dimensions humaines, matérielles et naturelles au même titre et en même temps.
Pour ce faire, le cadre existant des solutions dites fondées sur la nature sert de bon point de départ. Ce cadre traite l'écosystème naturel comme la clef de voûte pour relever un défi de société, sans pour autant encourager l'exploitation écosystémique à des pures fins de développement matériel ou de sécurité humaine. Les solutions fondées sur la nature ne sont néanmoins pas généralisées. Pour la mise à l'échelle de cette approche, les financeurs du développement durable doivent l'intégrer comme critère d'appréciation de projets et donner la priorité à une solution fondée sur la nature bien construite.
Pour bien les construire, il convient de régionaliser le plus possible ces solutions afin de rapprocher les approches au développement durable et à la conservation, qui se préoccupent finalement d'axes très similaires. Nous recommandons de mettre en œuvre des modèles collaboratifs à l'échelle locale dans le domaine du développement durable, à l'image de ce que nous prônons pour la conservation, et notamment en ce qui concerne le suivi d'indicateurs qualitatifs. On agit ainsi de manière ciblée géographiquement, tout en renforçant le caractère holistique du développement durable et en gardant la flexibilité nécessaire pour adapter les modes de gouvernance et de gestion au besoin.
NOS SOURCES :
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Wicander, S. (2015). State governance of protected areas in Africa: case studies, lessons learned, and conditions of success, UNEP-WCMC: Cambridge, UK.
World Bank (2019) "Rural population data - Sub-Saharan Africa,"
MERCI AUX PRÉCIEUX CONTRIBUTEURS DE CETTE NOTE :
Dr Charlie Gardner, Enseignant -chercheur en science de la conservation, Université de Kent
Amina Zakhnouf, Co-fondatrice, JMA
Clémentine Guilbaud, Lead transition écologique et solidaire, JMA